lundi 30 janvier 2012

Les consommateurs écartelés entre injonctions de plaisir et de santé


Mare Navarro, Directrice Adjointe d’Ipsos Marketing Quali, nous expliquait voilà quelques semaines sur le site de l’organisme d’études marketing comment continuer à offrir des aliments source de plaisir quand les causes de stress alimentaires sont de plus en plus nombreuses. Retour sur l'intégralité de ses propos (un peu long ? mais passionnants)...

L’assiette du consommateur français a un goût un peu amer. Qu’est-ce qui rend le plat difficile à passer ?
Mare Navarro : Les causes du stress alimentaire sont diverses. Le développement des pathologies liées à l’alimentation en est une. Le surpoids et l’obésité touchent respectivement 29% et 16% des Français (Observatoire Ipsos des 4500, vague 2010). Le taux de prévalence du diabète, entre 2000 et 2009, est passé de 2,6% à 4,4% de la population française (source INVS). Le nombre d’allergiques a doublé en 20 ans, etc. Autre source de stress autour de l’alimentation pour nos concitoyens : la multiplication des crises alimentaires depuis l’épisode de la vache folle en 1996, jusqu’à la récente affaire E-coli. On pourrait d’ailleurs inclure la crise du Médiator qui a jeté un voile d’ombre sur la crédibilité de L’Etat dans son rôle de protection. Le tout, bien sûr, sur fond de couverture médiatique intense.
Les gens ont si peu confiance dans le discours officiel ?
M. N. : Si l’on compare la situation en France à celle d’autres pays, les consommateurs se disent que ce qui arrive dans leur assiette est relativement bien contrôlé chez nous. L’image persiste de normes sanitaires assez strictes. L’inquiétude qui pèse sur les pratiques alimentaires traduit plus une grande confusion. Il faut voir que depuis l’avènement de l’industrie agroalimentaire, le consommateur n’a pas eu beaucoup d’informations sur ce qu’il mangeait. Chacun vivait dans une sorte de naïveté, se disait : c’est très technique, ce n’est pas pour moi. On faisait confiance. On déléguait. Ce temps là est terminé. Aujourd’hui, nous sommes informés.

C’est plutôt rassurant, non ?
M. N. : Oui et non. Les prises de parole sur la nutrition se sont multipliées. Qu’il s’agisse de la presse, des communications institutionnelles et des experts plus ou moins auto-déclarés, le consommateur est censé ne plus rien ignorer du lien entre alimentation et santé. On le met dans une position d’expert. On lui demande d’arbitrer entre les bons et les mauvais choix. On ne lui donne hélas pas vraiment la possibilité de le faire. Cette « infobésité » est finalement génératrice d’angoisse. Près des deux tiers des Français déclarent se soucier de la sécurité et de l’innocuité des produits alimentaires qu’ils achètent. 47% d’entre eux (+ 6 points vs. 2008) vont même jusqu’à exprimer des doutes sur la qualité des produits qu’ils achètent.

Les individus sont pourtant demandeurs d’informations ?
M. N. : C’est vrai, ils sont de plus en plus désireux de contrôler les effets de leur alimentation (43% des Français déclarent faire attention aux apports nutritionnels des produits qu’ils consomment). Vous avez ainsi des sites et des applications comme Docteur Tomate, Guid’alim ou Shopwise qui proposent de faire la lumière nutritionnelle sur ce que nous mangeons. Certaines marques aussi jouent cette carte là, comme l’illustrent Mc Donald’s et son site ou Casino et sa gamme « Bien pour Vous ». Tout cela n’empêche pas la suspicion. Si préciser l’absence de certains ingrédients suspects est bienvenu, d’un autre côté, ça alimente la méfiance ! Mentionner qu’il n’y a pas d’additif ou d’OGM, ça rassure. Mais que penser alors du produit auquel on est habitué et qui n’indique rien ? Sans compter qu’on ne s’était peut-être même jamais posé la question. Les gens nous disent : « C’est pas possible, si on précise sans colorant et sans conservateur, c’est qu’on met autre chose pour que le produit puisse tenir en rayon ! » Autre signe de cette confusion : le décalage qu’il y entre « le dire » et « le faire ». Quand nous demandons aux consommateurs dans les entretiens ce qu’ils mangent entre les repas, ils répondent qu’ils ne « snackent » jamais. Oui mais voilà, les produits de snacking se portent très bien ! Je peux même dire qu’il y a chez certains consommateurs une vraie culpabilité par rapport aux théories et aux messages. Ils se disent qu’ils s’écartent du bon chemin.

Y aurait-il du mal à se faire plaisir ?
M. N. : Le plaisir guide plus que jamais la consommation alimentaire. Il est le principal axe d’innovation et de communication, loin devant la santé ; même si les produits aux bénéfices santé, ceux notamment liés au vieillissement, connaissent un franc succès (30% des Français déclarent ainsi rechercher des produits alimentaires qui contiennent des « actifs stars » comme les omégas 3, les antioxydants, etc.). Les grandes marques ont d’ailleurs bien compris l’intérêt d’orienter leurs discours et leurs produits vers plus d’hédonisme. Ce n’est sans doute pas étranger à la nette progression de leur PDM en 2011, quand celle du hard discount recule (13,6% en juillet 2011 contre 14,4% en 2009). L’entrée de gamme est synonyme de modération, de qualité inférieure et donc de plaisir moindre. Et même si pour leurs achats alimentaires, les consommateurs demeurent particulièrement sensibles au prix, ils sont de plus en plus nombreux à arbitrer en faveur de produits de qualité (76% préfèrent « acheter moins mais acheter des produits de qualité » (Ipsos/LSA Palmarès de l’Innovation). Une chose intéressante à relever autour de cette aspiration qualitative, c’est que si pour les consommateurs au pouvoir d’achat limité, la marque est synonyme de caution et de statut, pour d’autres plus aisés, l’attrait existe sur les MDD (Marque De Distributeur, NDLR) !

Quels types de produits illustrent cette quête de bon ?
M. N. : Les « menus plaisirs » d’une bouchée comme les macarons ou les cupcakes ont la cote. Le concept « maxi plaisir » aussi. Le plaisir passe également par la commensalité, autrement dit le fait de s’impliquer dans son alimentation. Préparer à manger soi-même est redevenu une source de délectation et des distractions conviviales. De ce point de vue, la « cuisinemania » (MasterChef, Un Dîner presque parfait, etc.) stimule vraiment l’alimentaire. C’est un phénomène qui touche tous les CSP. Vous avez même un site comme Marmitelove qui propose aux amoureux de la cuisine de « vivre les coup de food » !

Quels sont les autres créneaux marketing ?
M. N. : Il y a un retour à une dimension plus humaine, plus locale, d’une certaine manière aux produits (a priori) moins marketés ! Le régional et le « fait-maison » ont la cote. Ils sont perçus comme meilleurs, « plus sains » voire « plus éthiques ». Autre évolution : la démocratisation du bio dans la grande distribution (43% des Français déclarent en consommer au moins une fois par mois selon l’Observatoire des 4500). De façon générale, on constate une déferlante « naturalité » en rayons. C’est une garantie santé et plaisir. Des marques se repositionnent ou se lancent sur ce territoire, comme Michel et Augustin, Birdy Nam Nam, St-Michel, etc. C’est le marketing du « sans » (sans additif chimique, etc.). La tendance à la « tradition » se confirme. Les marques multiplient les appellations « à l’ancienne », les visuels du bon vieux temps. Enfin, on note l’émergence du « fais-le pour moi » ou « aide-moi à le faire » pour capter l’envie de faire soi-même tout en vendant des produits alimentaires transformés. Ces aides culinaires séduisent les consommateurs. Ils permettent de customiser les plats. C’est le « Meccano Food ». Il va de pair avec la forte attente pour plus de praticité. On mange de plus en plus dehors en semaine. Le temps de cuisiner et de déjeuner manquent. Cela se traduit notamment par la hausse du snacking (au déjeuner). Le snacking n’est d’ailleurs plus l’ennemi de la diététique, il ne se limite plus aux sandwiches mais propose des produits à base de légumes, de crudités, de fruits frais…Tout ce qui est « pasta box » marche très bien. D’ailleurs, à côté de l’aspect pratique, les gens recherchent de nouvelles expériences gustatives. 30% d’entre eux déclarent adorer essayer de nouveaux aliments ou de nouvelles boissons (+ 5 points en 2 ans). On note un boom des produits mélangeant les saveurs, de l’offre worldfood. Au-delà des inquiétudes que la mondialisation peut susciter, la variété fait partie du plaisir. Je note d’ailleurs que le fromage à tartiner Philadelphia a fini par rentrer chez nous, même si la recette a été adaptée au goût français. On voit bien que ces produits s’intègrent dans notre culture culinaire.

Vous nous parliez pourtant de tendance à la « tradition ». C’est un peu paradoxal, non ?
M. N. : Oui mais les paradoxes sont légions dans le domaine alimentaire. La moitié des Français déclarent cuisiner davantage et déclarent préférer leurs propres plats. Pourtant, les ventes de conserves et de préparations et de produits ultra-frais sont en hausse. En fait, les Français arbitrent de plus en plus. Ils sont pressés mais gourmets. Et si les individus ont moins de temps à consacrer à leur alimentation (confection et prise des repas), c’est avant tout lié à la quête de « temps pour soi ». Or la préparation des repas au quotidien, vécue comme une contrainte, n’entre pas dans ce « temps pour soi ».

Mare Navarro
Directrice Adjointe du département Qualitatif, Ipsos Marketing
mare.navarro@ipsos.com

Pour retrouver sur Internet l'origine de cette interview : l'interview de Mare Navarro

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